Le Bien à l’épreuve du Beau

Représentation d'Orphée et Eurydice

Il y a quelques années, j’ai découvert par hasard un auteur français étonnant que je ne cesse depuis de suivre à distance : Luc-Olivier d’Algange. Dernièrement, quelques mots de cet auteur glanés sur les réseaux sociaux m’ont mis face à une disposition inhérente à toute pratique spirituelle authentique, qui reste très difficile à transmettre avec justesse :

 « La recherche du Beau est d’une plus grande profondeur et justesse morale que la défense du Bien, – surtout lorsque ses défenseurs prétendent l’incarner: censeurs et persécuteurs. Cette évidence se vérifie, hélas, chaque jour. La recherche du Beau est humble, attentive et patiente, la défense du Bien est arrogante au suprême, expéditive, et dispose à toutes les abominations. Elle peut, tant qu’elle veut, se targuer de « justice » et de « progrès », là où elle passe ne demeurent que de lugubres décombres, le mépris de toute pensée altière, le ressentiment contre toute virtuosité, et même contre toute vertu, au sens antique. Le monde auquel elle nous abandonne sera voué à la laideur et à la barbarie. »

L’impasse utilitaire

Ce commentaire de Luc-Olivier d’Algange touche le cœur de la voie méditative, qui se frappe inévitablement au mur de la pensée bourgeoise et utilitaire qui triomphe depuis plus de 200 ans, qu’elle soit « de gauche » ou « de droite ». Est-ce vraiment juste de chercher le Beau, nous demanderont plusieurs personnes en quête de justice sociale, alors que la misère et les grandes inégalités perdurent et se renforcent, au moment même où notre demeure terrestre agonise? Mais encore, est-ce bien sérieux de parler de « grande profondeur » et de « justesse morale » pour quelque chose d’aussi flou et subjectif que le « Beau »?… Le capitalisme et le productivisme ont sorti une grande partie du monde de la pauvreté – n’est-il pas plutôt temps de se réjouir et d’agir sur les conséquences néfastes de notre mode de vie, hors de toutes ruminations romantiques et réactionnaires ?

Dans sa dédicace aux bourgeois du salon de 1846, Charles Baudelaire eut une réponse directe et sans détour à ce type de remarque : « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas. »[1]

Le degré zéro du dialogue

À rebours d’une intuition centrale au monde moderne, la question du Beau – comme celle du silence ou celle du sacré – est foncièrement politique et sociale. J’ai longtemps travaillé avec les réfugiés et les éclopés des guerres lointaines avec Médecins Sans Frontières. Et parmi les nombreux écueils et travers de l’humanitaire international, de l’oubli du politique jusqu’à l’acharnement activiste aveugle, l’absence de cette disposition à la source de la « recherche du Beau » est le plus méconnu et le plus dramatique. Car l’action qui s’incarne en son absence se transforme en gestion planificatrice qui met un voile entre les secouristes et les populations secourues. Elle empêche en retour de se relier aux populations aidées autrement que par le prisme des besoins physiques.

De nombreux auteurs ont parlé de cette « gestion des indésirables » par le « gouvernement humanitaire », qui transforme l’humain en « victime » sans parole et sans voix, parqués en camps et réduits à l’état de corps à maintenir en vie.[2]

Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières, va jusqu’à percevoir des affinitées théoriques entre le totalitarisme et la médecine humanitaire : « Voir l’humanitaire comme une sorte de supplément d’âme du politique, un peu de chaleur humaine introduite dans le monde froid des rapports de pouvoir ; c’est manquer ainsi une dimension essentielle de l’un et de l’autre. (…) Partons du constat anthropologique que l’échange est la condition d’existence des sociétés humaines : un don doit trouver une réponse dans un contre-don, comme l’a analysé Marcel Mauss. Considéré sous cet angle, l’humanitaire est une activité antisociale puisqu’il réfute l’idée même d’échange : ce que je donne à un réfugié, en soins, en nourriture, en sollicitude, n’attend de sa part aucune contrepartie. »[3]

C’est un constat similaire qui amena Fabrice Weismann de Médecins Sans Frontières à citer l’anthropologue français Michel Agier dans un article de 2003 : « Contrairement à bien des idées reçues, l’humanitaire n’est pas l’avenir radieux de l’humanité mais le degré zéro du dialogue »[4].

Plusieurs analystes voient ainsi dans le dispositif humanitaire contemporain un laboratoire idéal nous permettant de dévoiler les apories du temps présent. À l’image d’une loupe grossissante sur notre temps, étudier l’humanitaire c’est aussi étudier un domaine dont les intentions premières sont irréprochables : l’aide aux victimes et aux pauvres.

L’éminente pauvreté des dignes 

Ici, un auteur comme Luc-Olivier d’Algange peut donner un éclairage intéressant, lui qui voit dans « le discours sociologique, caritatif, sentimental, humanitariste sur les « exclus » (…) le triste prétexte pour ne pas entendre la clameur d’injustice de la pauvreté. » [5]

À distance d’une « défense du Bien » souvent aveugle à ses propres conditions de possibilité, une pensée à la « recherche du Beau » nous éclaire sur le monde et l’espace dans lequel se montre, se pense et se vit cette pauvreté : « Pour le moderne, pour l’homme des classes moyennes (qui, au regard du monde est un nanti, quand bien même pour le riche, il n’est qu’une crevette) le pauvre expie une faute, une erreur, un péché, que l’on peut nommer insouciance, ou imprévoyance, et sa Rédemption existe: elle est de s’intégrer dans un monde planifié. Or, tout ce qui échappe à la planification est hérésiarque aux yeux du fondamentalisme démocratique, et les hérésies doivent être combattues. (…) Comprenons bien que le pauvre dans l’esprit de ces bien-pensants n’a le droit d’échapper à la pauvreté que dans la mesure où du rôle assigné d’exclu, il passe au rôle, non moins assigné, d’employé. »[6] 

Nous prenons rarement la mesure de l’abime spirituel et du désert poétique dans lequel nous sommes tous plongés – et de sa signification pour quiconque aspire à une réelle noblesse de cœur. « Quelqu’un parlait un jour à Péguy de « l’éminente dignité des pauvres »,- ce à quoi Péguy rétorqua: « Dites plutôt l’éminente pauvreté des dignes ». Dans ce renversement herméneutique décisif se trouve tout ce qui oppose une gauche généreuse et prophétique, celle de Péguy, d’une gauche moralisatrice et gestionnaire (celle qui prévaut aujourd’hui). Le monde moderne est un monde où les pauvres sont loin d’être toujours dignes mais où les dignes sont, ou deviennent, presque inévitablement pauvres. »[7]

Remercions donc Luc-Olivier d’Algange de nous permettre de mieux habiter cette dignité qui appelle tout être humain. Il fait parti de ces compagnons inconnus et lointains qu’il fait bon de croiser sur la route.

Philippe Blackburn

Montréal


[1] BAUDELAIRE, Charles. 1976. Œuvres complètes. Paris : Gallimard.

[2] Je pense entre autres ici à l’excellent ouvrage de Michel Agier, « Gérer les indésirables: des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire », paru en 2008.

[3] BRAUMAN, Rony. 2006. Penser dans l’urgence : Parcours critique d’un humanitaire. Paris : Seuil, p.215.

[4] WEISSMAN, Fabrice. 2003. « Espaces humanitaires, espaces d’exception » In « A l’ombre des guerres justes » Paris : Flammarion., p.317

[5] D’ALGANGE, Luc-Olivier. 2015. Notes au ressouvenir de l’idée royale. Cahier de la Délie. En ligne : http://cahiersdeladelie.hautetfort.com/archive/2015/12/22/luc-olivier-d-algange-au-ressouvenir-de-l-idee-royale-5734700.html

[6] Op cit.

[7] Op cit.

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