Le poids des choses

Détail d'une photo de Sigmar Polke

Depuis des années, j’ai accumulé des meubles, des objets, qui ont atterri chez moi après la disparition progressive de la génération de mes grands-parents. Mes parents me proposaient de prendre chez moi, (« c’est grand chez toi, tu as de la place »), le secrétaire de mon grand-père, la belle armoire vaudoise de ma grand-mère, le buffet, la vaisselle, les nappes, encore un secrétaire, et puis encore un lot de chaises, et ce petit guéridon…

Après mes grands-parents, ce sont mes parents qui sont partis, laissant une maison pleine de ce qu’ils ont aimé. Nous étions très attachés à cette petite maison toute simple datant des années 20. Ma mère l’entretenait avec le soin que les personnes âgées mettent pour faire durer les choses, elle jetait le moins possible, et n’achetait jamais d’électroménager par caprice mais par nécessité. Les serviettes de table n’étaient jamais en papier mais en tissu, blanches et bien repassées. Un bouquet de roses accompagnait ma mère pendant des jours et des jours, elle taillait les tiges, remplaçait l’eau, les mettait au frais, et au fur et à mesure qu’une rose se fanait, elle la remplaçait par une fleur du jardin ; un jardin minuscule, entouré de grands arbres, plein de fleurs, d’oiseaux, et de chats de passage. Cette maison dégageait une douce lumière, on s’y sentait accueilli et en sécurité, c’était un petit havre de paix hors du temps. 

Les choses meurent aussi

Après le décès de ma mère, la maison m’est apparue toute différente. Son charme avait disparu. J’ai vu la peinture un peu passée des murs, les plafonds par endroits abîmés, les tapis décolorés, la vaisselle dépareillée et parfois même ébréchée. Quand j’ai trié les vêtements, j’ai été stupéfaite de voir que ce chemisier et cette veste qui donnaient une si belle allure à ma mère étaient en réalité bien usés et irrécupérables. J’ai réalisé que les choses n’ont une vie que si elles sont animées par ceux qui les utilisent. La maison, les vêtements, le jardin étaient abandonnés, ma mère n’était plus là pour leur donner vie, pour en prendre soin. Tout était devenu gris et mort, sans âme. J’ai pu jeter sans regret.

Et maintenant je regarde toutes ces choses qui ont atterri chez moi, et dont mes parents n’ont pas eu le cœur de se débarrasser parce que ces objets avaient à leurs yeux une valeur affective ou quasi mythique qui les rendaient intouchables. Maintenant que mes parents sont décédés, je me rends compte que je les trouve pesants. Monumentaux. Mes parents ne sont plus là pour me raconter l’histoire de ces objets, pour les relier à leur vie, à la vie. Comme la maison ou les vêtements de ma mère, ils ont perdu leur lumière, leur charme.

Méditer et attendre l’évidence

L’heure est donc venue de passer l’action. Et là, tout se complique. Je regarde le meuble dont je souhaite me détacher, et je me dis : « Il est tout de même pratique avec ses tiroirs… C’est du beau bois, on n’en fait plus de pareil, maintenant…mais dans quoi je vais mettre tout ce que j’ai rangé dedans ?… Peut-être qu’en le mettant là il prendra moins de place… » Ce que je percevais comme une nécessité pour alléger mon espace vital du poids d’un passé mort commence à disparaître sous un discours « raisonnable », et je me retrouve paralysée devant la grande armoire vaudoise. Elle résiste.

C’est là que la méditation me vient en aide. Elle ne va pas m’apporter une réponse comme « oui, tu dois te débarrasser de cette armoire » ou « non tu dois la garder». Par contre, elle va me permettre de retrouver un rapport à moi-même et à la vie beaucoup plus simple et direct. Je m’assieds, je sens mon corps vivant posé sur le coussin, je respire. Au début, c’est le chaos des pensées qui se bousculent. Puis progressivement, juste en restant immobile, en suivant mon souffle, il y a un peu plus d’espace. De l’espace pour ce que j’entends, pour ce que je sens, de l’espace pour la vie. Je ne cherche aucune réponse, simplement je fais de la place pour la vie en moi, et je sais qu’un jour, sans chercher quoique ce soit, garder ou laisser partir l’armoire vaudoise s’imposera comme une évidence. Il faut ne rien forcer, on peut juste parier sur la confiance en la vie que donne la pratique. Confiance dans la vie qui va toujours là où c’est le plus juste si on la laisse faire.

Dominique Sauthier

Genève

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