S’ouvrir à l’entièreté de la Vie

Photo d'un sol de forêt

Souvent, je vais me promener le long du Rhône, sur un sentier qui trace une voie dans un bois peuplé de noisetiers, de petits chênes, de frênes, dont les troncs sont souvent enlacés par d’impressionnantes racines de lierres grimpants, ou habillés d’une mousse vert brillant. J’apprécie cette promenade où la présence des bêtes sauvages est perceptible, et où la nature semble encore vivre sa vie. En semaine, je peux marcher dans ce bois deux ou trois heures sans croiser d’être humain. Un matin, pourtant, je suis surprise de croiser une femme ; on se salue, et on se lance dans un brin de causette. Elle se plaint longuement de l’état de délabrement de ce chemin, du manque d’entretien, de ces tas de bois mort qu’on ne débarrasse pas et qui pourrissent sur place, de ces broussailles qui envahissent et empêchent le passage… Elle pointe tout ce qui me fait aimer ce bois, et j’étais triste qu’elle ne voie pas la beauté de ce lieu sauvage, où l’homme n’intervient pas lourdement, imposant sa vision d’un « beau » bois.

Notre tendance à vouloir tout contrôler

À travers sa plainte, cette femme exprimait un certain rapport de notre société à la nature, et plus largement à la vie. Un rapport qui passe par le besoin de contrôler, de maîtriser. Je me suis demandée pourquoi elle insistait tellement sur cette nécessité de « faire le ménage dans ce bois » ; j’ai senti d’abord la gêne, l’inconfort devant quelque chose qui apparaît comme chaotique, illisible, incompréhensible parce que l’homme n’y a pas tracé un dessin rassurant. Ce bois, ce n’est pas vraiment une forêt, il y a des clairières qui commencent à être envahies par les buissons, de hautes herbes sèches, des endroits que les ronces et les épineux rendent impénétrables, d’autres où l’eau a formé des petites mares qui disparaîtront avec la chaleur de l’été. La nature, quand elle n’est pas cultivée, aménagée en zones bien délimitées que l’on peut nommer avec précision et parcourir entièrement peut sembler étrangère, voire menaçante.

Et puis j’ai regardé les tas de branches qui pourrissent, les arbres déracinés et tombés que la dame me montrait comme autant d’horreurs à nettoyer. Je sentais son dégoût, et derrière ce dégoût, de l’effroi. Comme si la nature n’était acceptable qu’à un instant T, celui où tout est parfait, idéal, exempt de tout ce qui nous rappelle de près ou de loin que la vie est un mouvement, et que tout ce qui est vivant se délite et meurt.

Aimer ce qui est et redevenir vivant

La souffrance de cette dame, qui est aussi la mienne, qui est aussi la nôtre, m’est apparue dans cette quête d’un monde où l’homme aurait même réussi à immobiliser la vie, à lui enlever tout mouvement et toute aspérité pour qu’elle soit indolore. Mais ce qu’il y a de tellement déchirant dans cette quête, c’est que notre désir de posséder la vie rend toute rencontre avec elle impossible. Comment la rencontrer ? Le seul moyen c’est d’apprendre à l’aimer comme elle est, de s’ouvrir à l’entièreté de la vie. On peut s’asseoir, rester immobile et accueillir son mouvement. Il est déjà là dans notre corps, dans notre respiration, dans le va-et-vient de notre souffle. Sur ce souffle, nous n’avons aucun contrôle, nous ne pouvons pas le retenir, ou si peu. Et puis il y a tout ce qui nous traverse, des pensées qui arrivent d’on ne sait où, et qui repartent comme elles sont venues, laissant parfois une empreinte dans notre corps ; il y a des sensations, parfois c’est très clair, une douleur émerge, mais souvent c’est plus diffus, mouvant. Et puis il y a toutes ces émotions, plus ou moins définies, plus ou moins marquées, qui colorent ce que nous vivons. Les frontières entre pensées, sensations, émotions sont perméables, les territoires se superposent, s’entremêlent, se répondent, s’influencent. Accueillir la vie, c’est accepter ce côté chaotique où douleurs et joies se mélangent, ce désordre apparent, cette imprévisibilité. C’est ne rien faire, ne pas céder à la tentation de chercher une cohérence en ramenant la vie aux dimensions d’un mouchoir qu’on pourrait ranger dans sa poche, se privant ainsi de sa sève.

Dominique Sauthier

Genève

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