Le chemin d’humilité de Joan Miró,

Tableau de Joan Miró, intitulé "Escargot, femme, fleur, étoile", peint en 1934.

Joan Miró, Escargot, femme, fleur, étoile, 1934.

Nommer

Lors d’un entretien qu’on peut entendre à l’occasion de la très belle exposition consacrée à Joan Miró au Grand Palais (du 3 octobre 2018, au 4 février 2019), celui-ci déclare qu’il ne donne jamais de titre à ses tableaux avant de les avoir conçus. Les découvrant lui-même après les avoir réalisés, c’est alors seulement qu’il peut leur donner un nom, comme à un bébé, explique le peintre, qu’il nommerait, après en avoir identifié les caractéristiques les plus propres.

Manière de donner un nom déjà fort remarquable, quand la plupart des parents imaginent le prénom de leur enfant bien avant sa naissance, répondant souvent à un conditionnement familial et social, ou à un idéal, auquel l’enfant sera supposé se conformer ! Vedettes de cinéma, de séries télévisées, personnages de roman, ou de théâtre, sont parfois la source d’inspiration des prénoms dont les enfants sont affublés.

Or, le peintre ne juge manifestement pas que ses tableaux ont à rentrer dans l’idée qu’il s’en fait ! Ils n’apparaissent pas comme la concrétisation d’un « projet » arrêté. Pas plus qu’un poète ne peut distinguer son poème de l’écriture de celui-ci, Miró ne s’appuie sur une idée du tableau, détachable de sa réalisation. Ou, plus exactement, il ne semble pas y avoir de distinction entre la « préparation », évidemment bien réelle, de l’œuvre, et son exécution. Le tableau commence dès que Miró se met à y travailler. « Pense ton œuvre, oui, certes, disait déjà le philosophe Alain ; mais on ne pense que ce qui est : fais ton œuvre ! » « Pensons au travail du peintre, ajoutait-il ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera […] ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. […] Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. » (Système des beaux arts). Tel est Joan Miró !

Rêver sa réalité

À ceci près, qu’il n’est même pas tout à fait sûr, en l’occurrence, qu’au spectacle de sa propre peinture, ce soit, à proprement parler, une « idée » qui lui vienne, mais peut-être simplement, en effet, un étonnement, un émerveillement, face à la découverte d’une production, dont, à strictement parler, il n’est pas le « créateur », si l’on entend par là qu’elle serait le résultat d’une décision entièrement contrôlée.

Plutôt que d’ « idée », c’est de rêve qu’il est d’ailleurs ici question ! Miró incarne vraiment l’aspiration, dont les étudiants révoltés de 1968 avaient fait un slogan : « l’imagination au pouvoir ! » Mais si son rapport à l’imaginaire fait quelquefois acte de résistance à la dévastation du monde, l’imagination, d’une inventivité inouïe, ne semble pas, à strictement parler, compensatrice.

Miró donne forme à ses rêves, d’une manière tout à fait singulière. Mieux encore, ses tableaux sont des rêves. « Quand je dors, je dors », dit-il dans l’entretien mentionné pour commencer, affirmant que, généralement, il ne rêve justement pas ! C’est au moment où l’on s’éveille, qu’il s’agit en effet de commencer à rêver ! Non par invention de rêves consolateurs, mais dévoilement d’une réalité propre à l’artiste. « Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis », écrit Miró, avec le formidable humour qui est le sien et qui porte souvent à sourire ! Or, cette affirmation ne veut peut-être pas exactement dire : « Il faut voir la réalité telle qu’elle est », mais plutôt : « il faut voir mes tableaux comme une réalité qui m’est propre ».

On peine à parler de « rêves éveillés », parce que le rêve éveillé est souvent une rêverie qui tente de contrecarrer un réel décevant. Ici, le tableau est, en lui-même, réalité onirique. La réalité, notamment historique, n’est pas absente. Au contraire, le peintre y répond, sans la représenter. Il peint en effet tel qu’il est, lui !

S’abandonner à ce qui se donne

Tableau de Joan Miró, intitulé Une étoile caresse le sein d'une négresse, peint en 1938.

Joan Miró, Une étoile caresse le sein d’une négresse, 1938.

Miró reconnaît devoir cette liberté au surréalisme : « Il m’a permis, dit-il, de dépasser de loin la recherche plastique. Il m’a mené au cœur de la poésie. Au cœur de la joie : joie de découvrir ce que j’ai fait, après l’avoir fait, de sentir gonfler en moi, à mesure que je peins un tableau, le sens et le titre de ce tableau ». Bref, les surréalistes lui ont donné cette confiance inouïe qui lui permit de s’abandonner entièrement à son propre geste créateur ! Accueil et respect de ce qui se donne, comme ça se donne !

D’où des associations inattendues : Escargot, femme, fleur, étoile, ou des titres poèmes, qui figurent à même la toile : Une étoile caresse le sein d’une négresse ! Ou encore, des titres qui apparaissent comme la touche finale d’un geste pictural d’une infinie délicatesse !

Gagner la liberté

Le phénomène est ainsi particulièrement frappant, quand on regarde ses merveilleuses Constellations. Peintes entre 1939 et 1941, ces toiles me sont apparues comme un acte de résistance. Les observant, je me suis rappelée les mots de Etty Hillesum, écrivant dans son journal, que, au cœur du désastre, le ciel, au moins, ne pouvait lui être retiré : « Ce matin, écrit-elle, en longeant le Stadionkade d’Amsterdam, je m’enchantais du vaste horizon que l’on découvre aux lisières de la ville et je respirai l’air frais, qu’on ne nous a pas encore rationné. Partout des pancartes interdisaient aux Juifs, les petits chemins menant à la nature. Mais au dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier. […] On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels. […] [Mais] en moi, des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. » (Une vie bouleversée)

De même, Miró écrit, vers la même période : « Je ressentais un profond désir d’évasion. Je me renfermais en moi-même, à dessein. La nuit, la musique et les étoiles commencèrent à jouer un rôle majeur, dans la suggestion de mes tableaux ». Ce que Miró appelle ici un « renfermement » est en réalité une ouverture à la musique et aux éléments célestes, comme s’il leur appartenait de maintenir sauve l’intégrité humaine, alors sévèrement menacée.

Tableau de Joan Miró de 1940 intitulé L'étoile matinale.

Joan Miró, L’étoile matinale, 1940.

Dans son Étoile matinale, par exemple, des yeux ouverts, d’hommes, mais aussi de bêtes, dessinés au gré d’un tracé noir, délicat et sûr, s’inscrivent en même temps au cœur de « formes curieuses, dues au hasard », dit Miró, et qui se détachent sur l’espace tendre de couleurs pastels, où bleu, rouge, jaune, vert, et ocre se fondent les uns dans les autres. Étrange conjonction d’une savante composition, peut-être inspirée par l’art calligraphique, et d’une aptitude à s’en remettre aux éléments du monde et de la peinture. Merveilleux acte de résistance par restauration, au milieu du désastre, « d’un équilibre complexe et total », à la faveur d’un travail « long et extrêmement ardu », suivant le témoignage de l’artiste lui-même. Quand le monde se défait, il travaille, avec une extrême précision, à maintenir un équilibre, au cœur des éléments inaltérables ! La liberté se conjugue avec la plus grande rigueur !
 

Les Bleus

Rigueur qu’on retrouve, et surtout qu’on ressent, de façon très impressionnante, face aux tableaux qui m’ont le plus profondément touchée dans l’exposition : Les Bleus. À première vue, ce qu’on peut comprendre de leur composition semble contredire le geste d’abandonnement précédemment évoqué. Après leur composition en 1961, Miró écrit en effet : « Les toutes dernières œuvres, ce sont les trois grandes toiles bleues. J’ai mis beaucoup de temps à les faire. Pas à les peindre, mais à les méditer. Il m’a fallu un énorme effort, une très grande tension intérieure, pour arriver à un dépouillement voulu. L’étape préliminaire était d’ordre intellectuel… C’était comme avant la célébration d’un rite religieux. Oui, comme une entrée dans les ordres. »

Acte mystique, plus qu’ « intellectuel », si l’on entend par là que ce serait simplement cérébral ! Le travail préparatoire n’est pas un « avant-projet », mais un entraînement de l’esprit, susceptible de le préparer à soutenir le geste de peindre, qui peut alors être relativement rapide. Ce travail intérieur réside en l’occurrence en un pur mouvement de « dépouillement ». Tout paraît se passer comme si, une fois celui-ci atteint, le tableau était déjà presque « fait » : la peinture n’est plus « que » la manifestation de ce mouvement de déprise. Aussi peut-il la comparer à une entrée dans les ordres !

Il ne s’agit pas davantage pour Miró de s’affirmer ici comme créateur omnipotent, que dans ses autres compositions, mais de faire de la place en soi, jusqu’à ce qu’il ne reste rien d’autre qu’un espace de manifestation… Ce que Miró semble donc désigner ici par le mot « intellectuel », apparaît surtout comme une étape préparatoire d’ordre spirituel.

 

Triptyque de Joan Miró intitulé Bleu 1, Bleu 2, Bleu 3 et peint en 1961.

Joan Miró, Bleu I, Bleu II, Bleu III, 1961.

Rien…

En m’arrachant à la contemplation des Bleus, m’est revenu en mémoire la définition de la méditation qu’un moine bouddhiste donna à Martin Heidegger, désireux de comprendre ce que recouvrait cette pratique : «Il s’agit de « se recueillir ». Plus l’être humain, sans l’effort de la volonté, se recueille, plus il se dépouille de lui-même. Le « je » s’éteint. Jusqu’à n’être à la fin qu’un… Rien. Mais ce Rien n’est pas « rien », il est au contraire le tout autre : la plénitude. Nommer cela, nul ne le peut. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit – Rien et Tout – Accomplissement de la plénitude. » (Le chemin de l’étoile, H.W. Petzet)

Et bien de même, ici, les tableaux de Miró ne montrent, à strictement parler : « rien ». Sur chaque tableau, une forme oblongue rouge, plus ou moins grande, des filaments noirs sur deux des toiles, quelques taches noires, les unes juxtaposées, sur le Bleu N° II, ou disposées davantage au hasard, sur le Bleu n° I. Et l’on ressent pourtant, au milieu de ces trois tableaux, dont l’un regarde le spectateur ( le contemplateur, dirait-on plus justement), tandis que les deux autres occupent les murs latéraux et se font face, que ce rien n’est pas le vide, mais la plénitude !

Le peintre y atteint le faîte de son chemin d’humilité ! Dépouillement de soi et abandonnement… Quelle leçon !

 

Danielle Moyse

Chennevières

1 commentaire
  1. Sylvie STORME dit :

    Bonjour Danièle, Cette traversée m’appelle à prendre du temps à me poser dans l’exposition… Un jour où je me trouvais devant les bleus, la personne qui m’accompagnait a lu des HAÏku et ton évocation du rien m’aurait aidée à entrer encore plus avant dans cette expérience. Et la pratique de la méditation sera une aide précieuse pour vivre ces bleus pleinement. J’ai hâte à aller à l’exposition… Merci

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