L’expérience du bardo

Couverture du livre " Bardo " de Chögyam Trungpa

Drôle de moment que cette période de confinement. Étrange sensation que de ne pas trop savoir où je suis. Je n’ai plus mes repères habituels. Je suis chez moi dans ma maison ardéchoise, mais c’est désormais aussi mon bureau, mon lieu de travail grâce aux nouveaux outils de collaboration à distance. Il me semble que le rapport au temps a changé depuis quelques semaines. Nous sommes au mois d’avril en cette année 2020, et j’ai l’impression d’être hors du temps, immobile, comme si les horloges s’étaient arrêtées. Situation inédite, terre inconnue, projets gelés, temps suspendu.

Depuis le début, je suis dans une sorte d’incertitude, d’hésitation entre une forme de soulagement – enfin quelque chose se passe qui arrête pour un temps la course folle de notre monde – et d’effroi face à l’ampleur de la catastrophe, en pensant à tous ces morts et notre impuissance à enrayer l’épidémie. Inquiétude aussi de constater concrètement la mise en veille de beaucoup d’entreprises de par le monde et des conséquences sociales qui pourraient en découler.

C’est comme si nous étions arrivés à un point ultime où les contraires se côtoient. Nombre d’entre nous sommes reclus chez nous pendant que les personnes du monde médical luttent avec acharnement contre l’épidémie et que les patients font face à la maladie. Cette période de confinement peut ainsi être l’occasion pour certains parmi nous d’un arrêt salutaire de nos activités ordinaires et d’une mise entre parenthèses de nos projets, pour d’autres d’un surmenage allant jusqu’à l’épuisement, pour d’autres encore de faire l’épreuve de la maladie.

La plupart d’entre nous, confinés, avons l’opportunité de nous poser, de pratiquer la méditation par exemple, de goûter le fait qu’il n’y a rien à faire, d’accueillir la douleur du monde. C’est l’occasion de renouer des liens avec des proches, notre famille, nos amis. Mais il y a aussi la possibilité de se laisser aller à la paresse ou à la procrastination, de retourner à des addictions familières, de chercher une forme de griserie dans la surinformation ou de passer le temps en bavardages incessants sur les réseaux sociaux. Le confinement peut tout aussi bien renforcer les liens familiaux qu’exacerber les tensions, allant parfois jusqu’aux violences familiales. Des actes criminels peuvent se perpétrer et rester dans l’ombre, impunis.

J’ai l’impression que la période que nous vivons est une sorte de no man’s land, un lieu sans lois établies, où tout est possible, le pire comme le meilleur, où chacun a à se débrouiller comme il peut en fonction des conditions dans lesquelles il se trouve.  

Qu’est-ce qu’un bardo ?

Cette situation étrange fait écho à l’expérience du bardo, un enseignement bouddhiste majeur qui vient d’un texte écrit autour du XIVe siècle, le Bardo Thödol (Livre des morts tibétain) et dont l’origine remonte au VIIe siècle. Chögyam Trungpa a fait deux séminaires sur ce thème qui ont abouti à l’édition du livre « Bardo, au-delà de la folie ». Il en donne ainsi cette définition : « Le mot bardo signifie « état intermédiaire ». Bar veut dire « entre », « intermédiaire », la situation occupant le milieu, entre deux extrêmes. Quant à do, on peut dire que c’est une île, une île éloignée qui sort de nulle part, mais qui est pourtant entourée d’un océan, d’un désert ou quelque chose d’autre. Le bardo c’est donc ce qui ressort comme une île, dans les situations de la vie, ce qui est entre deux expériences. »

Le bardo nous parle des points saillants de notre vie, de ces moments de confusion qu’on traverse, soit dans notre vie quotidienne, soit pendant la méditation. Chögyam Trungpa en parle ainsi : « Avec la pratique de la méditation, il est possible de construire un summum d’expérience. Si vous commencez à voir une certaine expérience d’envergure, une découverte capitale, c’est ça l’expérience du bardo. Mais ce type d’expérience n’a pas seulement lieu au cours de la méditation. Il peut se produire tout aussi bien dans la vie de tous les jours, lorsque vous pensez faire une découverte de première importance. Par exemple si vous avez une grave dispute avec quelqu’un – ce qui peut être considéré comme une crête d’expérience –, elle contiendra un élément de bardo. »

Santé et folie simultanées

Il y a ainsi dans le bardo l’idée d’un point culminant de l’expérience où notre confusion atteint un sommet d’où peut émerger soit la folie, soit la santé mentale. Chögyma Trungpa écrit dans son livre: « J’ai tenté d’expliquer l’expérience simultanée du chaud et du froid, la possibilité de deux expériences se produisant en même temps, la confusion et l’éveil à la fois. En fait cela semble être l’essentiel du bardo, être dans un no man’s land, faire l’expérience des deux du même coup. C’est la vivacité des deux aspects à la fois. Lorsqu’on arrive à ce point culminant de l’expérience, la santé mentale absolue, mais aussi la folie totale sont possibles. Et cette expérience est vécue d’un seul coup, en une seule situation, une seconde, un moment. Cela semble être le point marquant de l’expérience du bardo, parce que le bardo est entre les deux expériences. »

Je vois dans la situation que nous vivons actuellement ce point culminant, cette expérience simultanée du chaud et du froid, du meilleur et du pire qui se côtoient. Le monde ne sera plus le même après cela. Il y a eu un avant, il y aura un après. Nous sommes entre les deux, tous en quelque sorte confinés sur cette île inconnue, tous faisant l’expérience du bardo. Nous n’avons pas d’autre choix que de traverser cette épreuve. La pratique de la méditation peut nous y aider.

Xavier Ripoche

Paris

4 commentaires
  1. Duboc Christine dit :

    Merci cher Xavier, tu décris parfaitement l’expérience. J’éprouve cette situation d’entre deux rives, avec allégresse parfois, ou une profonde inquiétude.
    J’aimerai un changement radical pour l’après ( dans notre manière de consommer surtout) puis je réalise les difficultés sociales que cela engendrerait…. un aller retour permanent entre soulagement et peur, joie et tristesse.
    Je vais me replonger dans la lecture de «  Bardo » qui est resté pour l’heure inaccessible……
    je t’embrasse, prends bien soin de toi et des tiens ?

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  2. Anne Dumonteil dit :

    Bonjour Xavier et merci pour ton article, très intéressant ! J’y vois un lien avec Tonglen… Comment la proximité de deux polarités opposées engendre un état où les deux sont possibles presque simultanément et en même temps disparaissent…
    J’espère que tu vas bien et t’embrasse,

    Anne

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    • Xavier RIPOCHE dit :

      Bonjour Anne, merci pour ton commentaire. Je pense que Tonglen peut en effet nous permettre de faire pleinement l’expérience du bardo au lieu de fuir, de se réfugier dans le divertissement ou de sombrer dans la peur. C’est fort à propos que Fabrice Midal propose de transmettre cette pratique.
      Je t’embrasse,
      Xavier

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