Pourquoi le cogito de Descartes n’impressionne pas un méditant ?

Œuvre de René Magritte intitulée "Décalcomanie" et datant de 1966.

René Magritte, Décalcomanie, 1966

« Je pense, donc je suis ». Voilà bien une phrase qui rend le pratiquant de la méditation perplexe et particulièrement l’occidental nourri, qu’il le veuille ou non, au biberon du cartésianisme. Alors, oui, un méditant ne dira jamais « je pense, donc je suis ». Voyons cela de plus près.

 

 
 
 

Mais, avant tout, pourquoi Descartes tient-il tant au « je pense, donc je suis » ?

Il nous faut faire un petit retour amont pour comprendre pourquoi cette phrase qui passe, pour la plupart d’entre nous, pour une simple vérité logique n’est pas aussi évidente pour quelqu’un qui pratique la méditation, pratique qui nous vient de la tradition deux fois millénaire qu’est le bouddhisme. Le cogito de Descartes marque un tournant dans la pensée philosophique et inaugure la Modernité. Nous sommes au début du XVIIe siècle et les savoirs qui semblaient acquis jusqu’alors sont remis en question par les grandes découvertes, le contact avec de nouvelles cultures, le progrès des sciences… Descartes va se mettre à la recherche de quelque chose qui soit sûr et certain sur lequel fonder une science, et donc la connaissance. Son premier geste sera de fermer « portes et fenêtres » afin de ne pas se laisser troubler par le monde extérieur qui est, selon lui, fondamentalement trompeur. Il va se livrer à une méditation, un pur exercice d’intériorité, établissant ainsi une différence radicale entre ce qui lui est intérieur (sa pensée) et tout ce qui lui extérieur (le corps, les choses, les autres, le monde). Ce point est le premier achoppement avec la vision méditative de la réalité selon laquelle il n’y a justement pas de séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Nous y reviendrons peu plus loin, mais poursuivons encore un instant avec Descartes.
Une fois ses« portes et fenêtres » fermées, Descartes va chercher ce qui pourra alors confirmer son existence, sans avoir à faire appel pour cela à quoi que ce soit qui vienne du dehors. Dans les Méditations métaphysiques, il va faire un constat indubitable : il pense. Ce constat l’amènera à conclure qu’il faut bien pour cela qu’il y ait un « je » qui pense. Ainsi, il démontre avec certitude son existence, à partir de ses propres pensées. Il y a donc bien un « je », garant et pierre angulaire de toute connaissance. Ce « je » pourra ensuite attester de l’existence de l’entièreté du monde extérieur. Voilà le deuxième point friction avec les enseignements bouddhistes qui ont imprimé leur marque sur la voie méditative. En effet, le chemin bouddhiste s’articule notamment autour du fait qu’il n’y a pas quelque chose comme un « je » qui pourrait être déterminé par lui-même et une fois pour toute. Regardons donc de plus près ces deux points d’achoppement.

Il n’y a pas de séparation entre l’intérieur et l’extérieur, dira un bouddhiste

La vision du monde de Descartes pousse à tout penser en terme de sujet et d’objet. Il y a d’une part un sujet qui pense et d’autre part des objets qui sont pensés par le sujet. Ainsi, tout ce qui n’est pas sujet est forcément objet, que ce soit les choses, la nature ou même d’autres hommes. Si les enseignements bouddhistes reconnaissent bien évidemment qu’il y a une différence entre les êtres humains, la nature, les choses,… ils ne partent jamais du présupposé que l’homme serait le sujet à partir duquel l’entièreté du monde s’organiserait comme un objet pour celui-ci. Pour le dire tout net, les êtres comme les phénomènes ne peuvent souffrir d’être casés dans une catégorie fixe telle que sujet ou objet. En effet, la tradition bouddhiste ne supporte pas les étiquettes, nous le verrons au point suivant.
La pratique au cœur de cette tradition, la méditation, est un véritable entraînement à ce changement de perspective, un entraînement à faire exploser cette manière de voir le monde. Il n’est plus question d’un moi qui fait face au monde, qui l’interprète, le dissèque, le juge. Il y a juste un être qui est-au-monde, sensible à ce qui l’anime, aux différentes tonalités des situations, sans jugement, sans étiquetage. Être, juste être.
Ainsi, s’il y a des pensées qui traversent l’esprit, elles traversent l’esprit, point. Elles sont comme des événements météorologiques mais elles n’ont pas la vocation de prouver l’existence de quoi ou de qui que ce soit.
Cela a un impact immense sur la manière de se comporter dans le monde. C’est la raison pour laquelle la méditation a une portée éthique. En effet, si nous laissons définitivement tomber cette croyance que nous sommes l’axe autour duquel le monde tourne, cela coupe la possibilité d’utiliser les choses, la nature et les autres hommes comme de vulgaires moyens pour arriver à ses fins. Imaginez un peu ne plus considérer la nature comme un stock de matières premières toujours à notre disposition ! Imaginez un peu ne plus considérer les êtres humains comme des « ressources » humaines, comme l’illustrait dramatiquement Patrick Le Lay, alors président de TF1, en énonçant « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » !
De cette non-séparation, de cette non-dualité que le pratiquant apprend à reconnaître, émerge une sensibilité particulière à l’action juste, une action qui prend soin de la possibilité d’une vie en commun, ensemble.

Mais où est le « je » renchérira-t-il ?

Ainsi, nous constatons que le méditant a besoin d’air ! Il ne ferme aucune fenêtre et veille à dépasser ce sentiment de séparation, il apprend à rester entièrement au monde, même dans la solitude de ses retraites. Mais le « je pense, donc je suis » pose encore un problème de taille car, dans cette phrase, il y a un peu de trop de « je » pour qu’un pratiquant s’y retrouve. En effet, un des tout premiers enseignements du Bouddha porte sur le fait qu’il n’existe pas quelque chose comme un « je ». Nous aurions beau le chercher partout, nous ne le trouverions pas. Pas de panique, nous sommes bien loin du culte du néant longtemps suspecté. Il ne s’agit pas du tout de dire que nous ne sommes rien, mais bien plutôt de pointer un phénomène indépassable : il n’y a pas de « moi » fixe, permanent, immuable auquel nous pourrions toujours nous référer. Même si nous avons l’illusion que nous sommes toujours pareils à nous-mêmes, force est de constater que nous évoluons, que nous avons parfois des comportements auxquels nous ne nous attendions pas, voir même d’étonnantes ressources. À nouveau, ce n’est pas tant un processus de mutation qui se passerait dans une bulle intérieure, en dehors de toute réalité, bien au contraire ! Il est important de voir ici que les situations sont elles aussi toujours différentes, changeantes, insaisissables. Si nous voulons bien y regarder de plus près, pas une situation n’est complètement identique à celles que nous aurions déjà vécues. Les situations se modulant, nous modulons de concert si je puis dire. Voilà la raison pour laquelle le méditant a horreur des étiquettes et des définitions. En effet, à quoi bon définir (à savoir : faire le tour complet de quelque chose), si rien n’est par essence jamais figé ?
Interrogeant une amie, Olga, pratiquante depuis de longues années, elle me dit « c’est à partir de la méditation que j’ai constaté ce que décrivent les enseignements : mon expérience ne se réduit pas aux interprétations que j’en ai, elle est toujours plus vaste que ce que je croyais. J’ai appris à moins manipuler ou manœuvrer mon expérience. Et j’ai découvert la simple absence de « moi » : nous sommes bien plus que les identités que nous nous sommes construites ».

Mais que dirait alors un méditant?

Sur son chemin, le pratiquant n’apprend pas à confirmer à tous prix son existence mais il cherche à se libérer de toutes les idées qu’il a sur ce « je suis » et de tout ce que le « je suis » pourrait être. Non pas par oubli de lui-même mais simplement parce que ce n’est qu’en quittant cette perspective qu’il pourra partir à la rencontre de l’énigme de son être. Le méditant découvre alors que chaque expérience, chaque situation, est une nouvelle occasion de révéler les richesses, multiples, variées, inattendues, qui le constituent, déjà, d’emblée.
Plutôt que de tenter de se déterminer grâce à ses pensées, celle ou celui qui s’engage dans la voie de la méditation, apprend à danser, dans un accord harmonieux, avec les situations qu’il rencontre.

 

Marine Manouvrier

Bruxelles

3 commentaires
  1. Loran dit :

    Laisse le « je » se retirer, et maintiens toi présent avec ce qui reste. Ainsi, ancre toi dans ce qui demeure avec intensité, fais terre avec cela en faisant taire ce « je » pensant. » Bonne présence à tous.

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  2. Christophe dit :

    La pratique méditative et la philosophie ne partagent pas les mêmes exigences ou objectifs. Le Cogito cartésien est un moment de la conscience réflexive, comme dans la phénoménologie. Le Je n’est pas substantif, n’est pas une chose ou une essence statique. C’est un écran contre lequel est projeté le monde (en-soi) et la conscience elle-même (pour-soi) En ce sens, ce concept ne contredit pas l’intuition bouddhiste. Le Je est un acte libre.

    Reste toutefois que le doute hyperbolique de Descartes remettrait en cause les affirmations de l’épistémologie bouddhiste, puisque injustifiées. En fait, dire que le Je n’existe pas, ou possède telle ou telle autre nature, que la dualité empirique soit illusoire, est justement ce qui doit être démontré, et ne peut être déclarer comme axiome.

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