L’espace-silence de Zao Wou-Ki

Tableau de Zao Wou-Ki intitulé le vent pousse la mer

« Les toiles de Zao Wou-Ki – cela se sait – ont une vertu : elles sont bénéfiques », écrit à propos du travail de son ami peintre, le poète Henri Michaux.

Lues à la sortie de l’exposition qui lui est consacrée au Musée d’art moderne, jusqu’à janvier 2019, ces paroles ont en effet nommé l’expérience que m’a fait traverser la contemplation des toiles de Zao Wou-Ki, actuellement regroupées sous le titre, inspiré par un mot de Michaux : « l’espace est silence » .

 

À mesure que l’on avance dans l’exposition, « quelque chose » se métamorphose et se libère.

Avec la nature

Tableau de Zao Wou-Ki intitulé Nous deux.

Zao Wou-Ki, Nous deux, 1957

Que montrent donc, les tableaux de Zao Wou-Ki, pour produire cet effet ?

Ce sont d’immenses tableaux où, souvent, la nature est peut-être présente. Car on ne sait s’il est légitime de « repérer », ici un pont, là, une rivière, ailleurs, un ciel, une frondaison, une vague, un souffle, ou, exceptionnellement, un tronc ou une barque… signe allusif d’une présence humaine. Ou encore, un conflit peut-être, une discorde, dans le tableau intitulé Nous deux ; ou un deuil, évoqué par La Mémoire de May, l’épouse disparue du peintre… Mais, comme dit encore Michaux, parlant des toiles de son ami, « dans l’adversité, la beauté de l’existence n’est pas absente » (Jeux d’encre, Trajet Zao Wou-Ki, L’Échoppe & La Maison des amis du livre).

Et puis, dans l’adversité (plutôt sensible, en l’occurrence, dans la première partie de l’exposition), « l’homme modeste ne dit pas : « Je suis malheureux », L’homme modeste ne dit pas : « nous souffrons. Les nôtres meurent. Le peuple est sans abri. » Il dit : « Nos arbres souffrent. » » (ibid.), poursuit Michaux, à propos, ou plutôt, à partir des toiles de Wou-Ki. L’humanisme, si l’on peut dire, du peintre, consiste à rendre l’homme à l’espace. Point d’art moins autocentré que celui de Zao Wou-Ki, dont la souffrance, comme celle de ses frères humains, est inscrite dans celle, plus vaste, de la nature entière…

Lorsque, parlant du peintre, Henri Michaux écrit : « l’homme modeste dit : « nos arbres souffrent » », il voit Zao Wou-Ki en sa vérité, car, chez lui, toute « émotion » est prise dans l’ensemble des éléments, lesquels, eux-mêmes présents par allusion, sont à leur tour absorbés par l’espace… Souffrant avec la nature, il est affecté de telle manière que la nature le porte. « C’est par la nature, écrit le poète, que Zao Wou-Ki se meut, se montre, qu’il est abattu, qu’il se ranime, qu’il tombe, qu’il se relève, qu’il est enthousiaste, <…>, qu’il est bouillonnant, qu’il dit ce qui l’étouffe. C’est par elle qu’il peut faire des gestes vraiment amples, pas seulement colorés de la pénible exaspération humaine. Par la nature, en alliance avec elle, il est possible de vivre plus intensément ce qu’on vivait seul. » (ibid.)

Hors de la représentation

Tableau de Zao Wou-Ki intitulé Traversée des apparences.

Zao Wou-Ki, Traversée des apparences, 1956

Pourtant, ou plutôt en raison même de cette particularité, cette peinture n’est pas figurative : elle ne représente pas la nature. C’est ainsi qu’elle nous ouvre à ses élans, à sa force. Elle nous livre ses effets bénéfiques, parce que Zao Wou-Ki ne cherche pas à la saisir : « Lui aussi a quitté le concret. Mais ses tableaux ont avec la nature gardé un air de famille. Elle est là. Elle n’est pas là. Ce ne peut être elle, ce qu’on voit. Ce doit être elle pourtant. Toute différente, elle ne se détaille plus. <…> Naturelle toujours, plus chaleureuse, plus emportée. Tellurique. Restée souple. Pas singulière, pas dépaysante, fluide, en couleurs chaudes qui sont plutôt des lumières, des ruissellements de lumières. » (ibid.)

La nature, ici, ne peut être représentée, parce qu’elle ne « nous » fait pas face : nous y sommes. L’homme rendu à des éléments si peu identifiables que nous est aussi restituée la dimension du possible : Peut-être ceci ou cela, ou… peut-être pas. Le « réel » cesse de nous agresser de sa pesante précision… Tout est ouvert. Ce qui est ouvert ouvre, soulage, libère.

Mouvance d’un réel, assoupli par la dissolution des contours et des formes. Rien n’est aussi solide et aussi dur que nous nous complaisions à le croire généralement : comme cela est bon qu’un homme, un peintre, puisse nous le montrer !

l’espace est silence

Que nous montre-t-il d’ailleurs, par cette dissolution des formes ?  «, vide d’arbres, de rivières, sans forêts, ni collines, mais pleines de trombes, de tressaillements, de jaillissements, d’élans… » À la faveur de cet effacement, se donne à sentir, « derrière » toutes ces « choses », ces « formes » qu’on ne voit plus, l’espace qui leur donne vie…

Évoquant Wou-Ki, Michaux peut donc dire à juste titre : « l’espace est silence ». L’espace c’est ce qu’on éprouve, quand le peintre a fait taire toutes les formes qu’il fait naître et qui, en même temps, le dissimulent généralement. Ici, une nature allusive révèle au contraire l’espace : à mesure que le trait se fait plus discret, il peut apparaître.

Rendus à l’espace et au silence, nous voilà à la fois allégés, et plus intensément vivants !

Espace silencieux comme une neige infoulée… « Espace silencieux » ? Peut-être est-ce un pléonasme, puisque, Michaux a raison, « l’espace est silence », celui-ci définissant celui-là. Le silence ne qualifie pas l’espace, il en est l’équivalent. Deux mots, pour désigner un même phénomène : les traits du peintre s’échappent de l’espace, comme les mots du poète, du silence.

Silence de l’espace, du pur possible, espace-silence, silence-espace. Allègement, allégie ! Allégir une chose, explique François Fédier, qui attire notre attention sur ce vieux mot français tombé en désuétude, c’est l’alléger de ce qui ne lui est pas nécessaire pour être ce qu’elle est. C’est donc nous mettre au contact de l’essentiel. Or, l’essentiel pour un peintre, comme pour un poète dignes de ces noms, c’est l’espace, ou le silence, l’espace-silence. Non pas ce « silence éternel des espaces infinis », qui effrayaient Pascal, mais l’espace-guérison, le silence-guérison, qui rend à tout son aptitude au recommencement.

Danser les tableaux !

Tableau abstrait de Zao Wou-Ki sans titre.

Zao Wou-Ki, sans titre, 2006

Dans la dernière salle de l’exposition, pur rythme ! Plus aucun titre. Tableaux- silences. Zao Wou-Ki parlait, paraît-il, du « silence du blanc ». Et de fait, revenu à l’usage de l’encre de Chine, sur le conseil de Henri Michaux, les grandes toiles des dernières salles, ne font apparaître que des taches oscillant entre le gris et le noir, sur la nudité immaculée du papier blanc. Coups de pinceaux surgis du silence, ou de l’espace.

Au cours de la visite, un homme, qui, pourtant, n’était manifestement pas un « professionnel » de la danse, dansait dans cette salle, avec une étonnante justesse. Son petit « bob » de touriste sur la tête, avec son short et ses tennis, il dansait. Il dansait les tableaux ! Avec intelligence, alors même qu’il n’aurait peut-être pas été capable d’en parler… Je fais moi-même référence à cette danse, faute de pouvoir dire grand-chose, de ces dernières toiles gigantesques. À ceci près qu’elles se présentent comme une pure manifestation du rythme. C’était donc d’une sidérante vérité de voir cet homme, habité par les tableaux, de telle sorte qu’il ait eu envie de les danser…

Célébrer le silence

La méditation a rapport à l’espace ainsi compris. Elle nous fait toucher, à travers, à partir, de notre corps, de notre souffle, de nos émotions, cet espace-silence dont Zao Wou-Ki nous fait pressentir la puissance de guérison. Zao Wou-Ki était un homme méditatif, quand bien même il n’aurait pas, à strictement parler, pratiqué la méditation. De façon poignante, il s’est acheminé de plus en plus, vers ce silence avec lequel, suivant les témoignages, il vivait dans une grande familiarité, depuis toujours.

Dans le catalogue de l’exposition figure un texte du peintre et documentariste Jean-Michel Meurice. Nous y apprenons que la maladie enleva finalement au peintre l’usage de la parole : « les derniers mois, vivant au bord du lac de Genève et passant de longues heures à contempler la lumière sur les eaux changeantes, il était heureux. Il célébrait le silence. Lorsque, <à notre dernière rencontre>, je l’ai quitté en l’embrassant, Wou-Ki a pris ma main qu’il a gardée longuement, ne parlant pas, mais me communiquant toute l’affection de son amitié. Il savait que nous ne nous reverrions pas. Il s’en est allé, trois mois plus tard, paisiblement. » (« Une si longue amitié », dans Zao Wou-Ki, Musée d’art moderne de la ville de Paris)

Puissions-nous tous rejoindre cet apaisant silence… La méditation, l’art, celui de Zao Wou-Ki en tout cas, peuvent nous y aider.

 

Danielle Moyse

Chennevières

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